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egalibre, blog de Nathalie Szuchendler
17 avril 2008

Pas de voile sur la Turquie

Dans un monde où l'on se reprend à penser en termes d'Orient et d'Occident, comme s'il s'agissait de blocs monolithiques sans interactions, il faudrait envoyer des classes entières de jeunes lycéens européens se décrasser les neurones à Istanbul.

Difficile de dire si la Turquie d'aujourd'hui s'islamise au point de pouvoir régresser, mais une chose est sûre : sa société continue de s'américaniser. Depuis le Starbuck Café de l'aéroport jusqu'aux magasins Nike et Levis des rues branchées du centre, en passant par les immenses affiches de femmes tout en chevelure et peu vêtues qui bordent le périphérique, le libéralisme économique saute aux yeux, bien plus que le retour au religieux. Les rues du quartier de Taksim, où se retrouve la jeunesse branchée, ressemblent à celles de Genève, d'Athènes ou de Barcelone. On y trouve même un quartier gay, où des garçons et quelques filles viennent danser et s'enivrer.

Attention toutefois à ne pas se laisser piéger par les apparences. Cette liberté-là, on la doit à l'histoire mi-chrétienne mi-musulmane mais surtout laïque, de la Turquie. Et non à la bienveillance des islamistes au pouvoir. Entre une bière et une feuille de vigne, alors qu'un groupe de chanteurs traditionnels fredonne une musique d'inspiration hébraïque, une jeune Française d'origine turque nous explique que l'AKP a voulu faire interdire l'alcool le soir des élections dans l'un de ces passages branchés où nous sommes attablés. « Les gens ont protesté. » Aujourd'hui, l'AKP parle de construire une nouvelle mosquée dans ce haut lieu de la vie nocturne turque. Les Turcs laïcs vont sûrement descendre dans la rue pour montrer leur vigilance. Jusqu'à quand ?

Atatùrk toujours là

Alors que la Cour constitutionnelle vient de donner le feu vert à une procédure d'interdiction du parti islamiste au pouvoir, Charlie-Hebdo est allé à Istanbul prendre le pouls de la Turquie laïque. Récemment, l'AKP a fâché les héritiers du kémalisme en levant l'interdiction du voile à l'Université. Cette mesure avait été pensée pour mettre un frein au prosélytisme et au développement de l'usage du voile comme symbole politique sur les campus. Le fait que l'AKP remette en cause en priorité cette mesure sitôt la présidence de la République conquise — au lieu de voter des mesures libérales, bien plus urgentes — n'a pas du tout plu aux gardiens de la République laïque. Aujourd'hui le parti islamiste est sous le coup d'une procédure d'interdiction...

Dans un quartier résidentiel d'Istanbul, nous avons rendez-vous avec Pervin Oztabag, qui préside l'antenne locale de l'Association des femmes de la République, soit la branche féminine de l'Association pour la pensée d'Atatùrk. Dans son intérieur de grand-mère, la bibliothèque, riche d'ouvrages européens, est truffée de portraits du "Père de la Nation". «J'adore la France, Atatùrk aussi aimait la France », nous dit-elle en nous accueillant. Elle s'est engagée dans le kémalisme après avoir découvert la condition des femmes dans le sud du pays. Elle est républicaine, farouchement laïque, mais se dit croyante. Il suffit d'aborder la question kurde pour sentir vibrer sa fibre nationaliste : « Les Kurdes ne formeront jamais une nation, ils ne parlent pas la même langue, mais sept dialectes différents. » Un argument quelque peu exagéré, pour minimiser l'annexion d'un peuple doté d'une langue — même si elle n'est pas uniforme — et d'une culture propres. Avec son discours militant bien rôdé, Pervin Oztabag fait penser à ces vieux communistes envers qui on aimerait pouvoir éprouver une certaine tendresse, maintenant que le mur de Berlin est tombé. Mais en Turquie, les kémalistes ont encore la main ferme. Quand je lui demande, inquiète, si l'armée turque est prête à utiliser des méthodes antidémocratiques pour stopper l'AKP, elle cherche à me rassurer: « Non, nous ne sommes plus à cette époque. Aujourd'hui, il existe d'autres moyens pour intervenir. » Son sourire est terriblement confiant. Deux jours après cet entretien, la Cour constitutionnelle annonçait qu'elle acceptait d'examiner une requête visant à dissoudre l'AKP pour non-respect de la laïcité. Comme à la fin des années 1990 donc, la Cour constitutionnelle s'apprête une fois de plus à dissoudre le parti islamiste au pouvoir pour le rappeler à l'ordre. À l'époque, la dissolution avait eu un impact plutôt positif. Le parti islamiste s'était séparé en deux branches, et l'aile plus modérée avait gagné les élections législatives cinq ans plus tard. Sans cette dissolution, personne ne peut savoir si l'aile dure du parti islamiste turque, incarnée par Necmettin Erbakan — qui décrivait l'Europe comme un "club de croisés" —, n'aurait pas pu aller plus loin dans ses réformes antilaïques.

Mais comme par le passé, la dissolution, si elle aboutit, ne va pas pour autant mettre un terme à l'existence d'une formation islamiste. Habitué à ce genre d'exercice, le parti se choisit déjà un futur nom et de nouvelles banderoles. Après s'être appelé successivement Parti du salut national, Parti de la prospérité, Parti de la vertu et Parti de la justice et du développement, il envisage de choisir le "Parti pour une Turquie forte". Pas sûr, en revanche, que les islamistes raflent à l'avenir autant de voix qu'aux dernières élections. Les électeurs ont notamment été séduits par l'approche pro-européenne de l'AKP. Sans cette perspective et ce contre-pouvoir possible, il perd largement de l'intérêt aux yeux des Turcs. Or le parti islamiste a largement tourné le dos à cet horizon et à une modernisation libérale pour leur préférer des mesures symboliques, comme le fait d'autoriser de nouveau le voile à l'Université. Récemment, des intellectuels libéraux ont publié un manifeste pour lui reprocher cette attitude et lui demander de maintenir le cap européen et laïc. Reste à savoir si la Turquie doit se démocratiser en s'islamisant pour mieux devenir la dernière roue du carrosse européen, au risque de tirer l'Europe vers moins de laïcité, au même titre que la Pologne. Ou si elle doit rester l’avant-garde laïque du monde musulman.

Caroline Fourest et Fiammetta Venner

in Charlie-Hebdo du mercredi 09 avril 2008


Une tradition laïque

Contrairement aux intégristes musulmans arabes, les héritiers de l'Empire ottoman ayant triomphé de l'Empire byzantin, n'ont jamais eu le moindre complexe à puiser dans la culture occidentale, dont ils aimaient la modernité. Au début du XXème siècle, Istanbul fourmillait de cercles de penseurs rationalistes, darwinistes, férus de philosophie des Lumières. Le Mouvement des Jeunes-Turcs, proche de la franc-maçonnerie, préparait la résistance au sultan lors de grands rassemblements à Paris, alors en pleine bataille autour de la loi de 1905. Sans nier La dureté du régime d'Atatùrk, ni les crimes commis au nom de la République (notamment le massacre des Arméniens, qui avait débuté sous le califat, mais qui a continué sous Atatùrk), il faut bien reconnaître que le "père de la Nation" a eu le génie de dissoudre le califat pour proclamer une république laïque, qui résiste encore aujourd'hui malgré l'islamisme. Le retour en force du conservatisme religieux était prévisible dans la mesure où le kémalisme a su séculariser, mais pas démocratiser. Sa laïcité ne ressemble d'ailleurs pas du tout à la laïcité française. Dirigiste, Atatùrk n'a jamais renoncé à piloter la religion avec l'appareil de l'État, via le ministère des Affaires religieuses. Que ce soit en éditant un Coran en turc servant de "bible officielle", ou en maintenant des cours officiels de religion. Au risque de pérenniser la légitimité de religieux qui peuvent, en prime, se dire plus démocrates.

C. F. et F. V.

in C-H du 09/04/2008

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